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Souvenir de gorges chaudes sur le Tarn

vendredi 25 mars 2016, par grand-Pierre

Il faut savoir qu’une journée n’est jamais complètement foutue...

Une lumière fatigante pour les yeux vibre dans une atmosphère trop chaude. Les dolomies, au travers de nos verres teintés, nous renvoient leurs reflets de lingots ruisselants de soleil. Le parking où j’essaie de me frayer un passage subit comme tous les étés dans les gorges du Tarn une invasion de shorts nonchalants et de véhicules mal parqués.

Ils sont tout sympa mes touristes à moi. Nous avons pris notre fourgon et sa remorque chargée de canoës et nous essayons de traverser cette fournaise pour mettre à l’eau. Tous de gentils humains, jeunes et en vacances. L’ambiance est super, le groupe fonctionne.

Je pile. Un imbécile a garé sa Kadett en travers du chemin et dieu sait où est-il passé ? Reculer dans un tel endroit avec une remorque est exclu. "La main dessus !" m’entends-je crier sans saisir que ces mots me sont venus en droite ligne d’un passé pas si vieux que ça où mon juteux prétendait faire de nous des commandos aguerris. Sans attendre l’arrêt complet, mon commando personnel, composé de cinq hommes, saute sur l’obstacle et le déplace en un clin d’œil. Nous repartons victorieux, la voie libérée par ce viril élan. Un chef, des hommes, une mission. Y a pas mieux !

Les descentes estivales en canoë, si elles plaisent aux touristes qui fantasment à l’explorateur amazonien devant chaque rapide maigrelet, sont devenues pour moi, non pas vraiment une corvée mais disons plutôt un temps de travail mal rémunéré. Les étiages déprimants, la chaleur, la foule et les conseils techniques mille fois rabâchés ont fait de moi un accompagnateur quelque peu blasé.

Mon gentil commando en herbe lui, s’éclate et ses dames aussi. Au premier arrêt sur une grève accueillante de galets, j’intervertis les couples dans les embarcations et ceux, les mariés en général, qui se disputaient avant chaque rapide se font, maintenant qu’ils sont en présence d’une ou d’un autre des politesses et des "mais non mais non, pensez-vous !" C’est mon privilège que d’organiser à ma guise ces couples nouveaux et sous ma barbe je ne peux m’empêcher de sourire.

Midi, soleil de plomb, baignade et casse-croûte. Je suis parvenu à force d’insister à faire comprendre au cuistot qui nous prépare les repas à emporter qu’il réserve l’incontournable taboulé au peuple vulgaire et garnisse mon panier-repas de valeurs sûres tels le jambon fumé, les tomates et le Pélardon. J’ai retenu notre table commune au bord de l’eau et un peu à l’ombre. Entre deux bouchées ou même au milieu d’une, je dois répondre aux questions car je suis "Celui qui sait". [1] Étrange métier...

C’est à ce moment que nous assistâmes médusés à un spectacle inoubliable en trois actes, un drame au milieu de la rivière interprété par trois bavarois solennels à l’embonpoint prononcé.

Nous vîmes d’abord ce surprenant canoë ponté rallongé et à trois places progresser lentement, noblement dirais-je plutôt, tandis que les regards curieux se portaient sur lui. Deux vieux mâles positionnés aux extrémités étaient à la manœuvre et le maniaient à l’aide de larges pagaies. Au centre une alerte gretchen aussi bien-en-chair que ses chevaliers maritimes se laissait transporter docilement en goûtant le paysage qui lui était offert. Bel équipage à vrai dire.

Mais, traîtrise du Tarn au débit d’étiage, le canoë de nos trois acteurs dramatiques se posa sur le fond dans un raclement sinistre et ne bougea plus. Plus du tout.

Le matelot de proue, sur l’injonction de la poupe, s’extirpa péniblement de son trou de nage, un peu à la façon d’un bouchon dont nous nous attendions presque à entendre le flop caractéristique. Il saisi une amarre et se mît à tirer mais sans résultat. Il tira plus fort : Rien.

L’homme de la poupe, qui devait avoir le grade de barreur, ce qui équivaut en canoë à celui de capitaine, se décida enfin à l’action et sorti lui aussi de son trou, ce qui demanda un certain temps et quelques efforts. Tandis que son complice tirait, lui poussait. Nous admirions ces ventres énormes retrouver de la tension sous l’effort. Nous écoutions fascinés ces halètements de bêtes, cet attelage puissant de teutons conjuguant ses efforts pour tirer galamment leur gente femelle de cette pénible situation.

D’autant plus pénible que notre groupe se tenait maintenant les côtes, hilare et ravi de voir des étrangers, et qui plus est des allemands dans cette position tant soi peu ridicule.

Imperturbable et parfaitement maîtresse d’elle jusque là, la dame dû malgré tout admettre qu’il lui faudrait, elle aussi, quitter le navire échoué, son seul poids suffisant à le maintenir sur le fond. Le groupe, ayant perdu toute retenue et sans la moindre pitié scandait maintenant à pleine gorge (du Tarn) : "Ho-hisse et ho-hisse et ho...", encouragements qui ne donnèrent pas le résultat escompté puisque la dame restait coincée malgré les efforts déployés par ses compagnons pour l’extraire.

Je haranguai ma troupe, faisant appel à sa grandeur d’âme pour aller aider ces pauvres pagayeurs qui avaient confondu canoë avec cuirassé et qui risquaient l’apoplexie sous le soleil. Mes gaillards se relevèrent avec un bel ensemble et bientôt la baleinière et ses baleineaux reprirent le lit du courant en nous offrant des bises soufflées dans la main.

Nous ne les revîmes jamais.


[1Ou celui dont on est persuadé qu’il sait !