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Le naufrage programmé du porte-conteneurs Golden

Nouvelle surréaliste autant que maritime...

dimanche 10 février 2013, par grand-Pierre

Lorsqu’il a bien failli boire la grande tasse, le mécanicien, survivant du Golden, aura-t-il le courage de dénoncer l’irresponsabilité et la lâcheté de son commandant ? La crise que traversent nos sociétés contemporaines s’apparenterait-elle à ce terrible drame de la mer ? Une parabole en quelque sorte !

Naufrage

Le nageur épuisé battait désespérément de ses pieds une écume crémeuse qui tranchait sur l’étendue sombre de l’océan. D’autres petites taches claires, parsemées ça et là autour de lui, agitaient aussi l’écume sporadiquement. Plus loin dans les vagues, le cargo Golden, porte-conteneurs géant, achevait de couler, dans une sorte d’immobilité factice, tandis que ses membrures craquaient sinistrement, en attendant d’aller rejoindre le silence glacé des profondeurs.

Le nageur Abstentionniste crawla sans conviction en direction d’un espar flottant, ce qui lui sembla quelque chose de normal car flotter est le rôle que jouent généralement les espars en mer. Comme il soufflait un peu pour reprendre haleine, une tête barbue émergea à ses cotés et deux yeux blancs, immenses et écarquillés l’effleurèrent un instant avant de se tourner vers le ciel. Un jet d’eau jaillit soudain de l’épaisse barbe noire et le nageur Intégriste implora le seigneur mais en vain, car le seigneur ce soir là avait beaucoup de travail. Les deux naufragés commençaient à peine à se disputer le fragile point d’appui de l’espar lorsqu’un troisième nageur aborda cet îlot minuscule perdu au milieu de nulle part.

Le nageur Fasciste, une fois son souffle revenu, s’accrocha aux deux autres, ses ongles s’enfonçant comme des grappins dans la peau du nageur Intégriste en tentant de l’éloigner pour prendre sa place. Les deux hommes, de force presque égale se battirent à mort pour leur survie, [1] mais leurs corps n’étant pas du même bois que l’espar, ils coulèrent bientôt, sur les traces du Golden…

L’Abstentionniste les regarda disparaître sans réaction apparente.

L’isolement mortel où il se trouvait à présent après cet horrible dénouement et l’incertitude pesant sur ses propres chances de survie l’amenèrent à repenser l’existence en général et la société des hommes en particulier ; il se saisit pour ce faire de la première métaphore qui lui vint à l’esprit :

"Bien des gens de chez nous sont un peu comme nous autres, nageurs épuisés, naufragés du porte-conteneurs Golden et ne peuvent pas repérer dans un océan aux eaux agitées une côte accueillante où prendre pied. Faute de cette opportunité, même lointaine, d’un rivage salvateur, ils risquent finalement d’aller aborder n’importe où, vers n’importe quel improbable destin ou encore, tout simplement, de se noyer.

Ils peuvent se désintéresser de tout, comme moi l’Abstentionniste contemplatif, ou bien devenir au contraire très agressifs comme cet Intégriste affolé aux convictions radicales et ce Fasciste qui ne recule devant aucune forme de violence. Rien ne sert de se lancer dans des guerres sans victoires… Intégrisme et fascisme, même combat ! "

Le porte-conteneurs Golden

Mais parlons du Golden, ce cargo porte-conteneurs géant, consommant cent-cinquante tonnes de fuel par jour et pouvant embarquer à son bord quinze mille boîtes. Parallélépipède monstrueux, composé de parallélépipèdes plus petits emboités à des hauteurs incroyables et qui ne peut ni ne doit suspendre plus de douze heures sa course autour du globe tant son immobilisation revient cher à son armateur. Il a pourtant bel et bien coulé bas.

L’Abstentionniste y bossait en salle des machines. Même pour ce matelot chevronné, la mécanique à bord impressionnait gravement. La sécurité, exigée par la Lloyd’s atteignait des sommets sur ce bâtiment aux milliers de containers. Pas question pour lui de couler. C’est bien pourtant ce qui s’était malheureusement produit et les boîtes de métal qui surnageaient à présent par centaines apparaissaient ridiculement minuscules sur le gigantesque océan.

Bien des siècles plus tard, un robot ramènera du fond la preuve incontestable de la cause du naufrage : Une panne informatique bénigne qui aurait provoqué l’inversion des commandes. Ça ne pardonne pas. Le cargo géant, reculant au lieu d’avancer, aurait rencontré les algues des Sargasses [2], qui, se prenant dans les pales gigantesques de ses hélices l’auraient entrainé jusqu’aux abysses insondables du Triangle des Bermudes, [3] provoquant ainsi le dramatique dénouement que l’on sait. En matière maritime, le petit détail, le grain de sable sont souvent hélas à l’origine de catastrophes épouvantables.

L’atoll

Robinson du conteneur, l’Abstentionniste, étendu sur le sable blanc de l’atoll, goûtait dans ses rêves encore humides les plaisirs raffinés des nantis et se croyait paresseusement allongé sur la plage du cinq étoiles le Carlton à Cannes. Son salut, il le devait à son acharnement à s’accrocher coûte que coûte à un morceau de bois flottant. Comme quoi, il ne faut jamais perdre l’espar.

Il se réveilla brusquement face à une masse sombre et menaçante éventrée à ses pieds. Un container avait échoué près de lui et vomi sur la plage des monceaux de bouquins destinés à une librairie solidaire. Cafouilleux et encore barbouillé par le gasoil qu’il avait ingurgité malgré lui, notre matelot se mit à parcourir sans conviction la couverture d’un ouvrage collant et sableux tout à la fois.

« Le naufrage du porte-conteneurs Golden par V.I. Lénine ». Il relu le titre à plusieurs reprises avant de se réveiller tout à fait. Dans le corps de l’ouvrage, Lénine expliquait à force de démonstrations les plus rigoureuses comment le vaisseau du capitalisme était voué aux abîmes et que son naufrage se produirait infailliblement tôt ou tard.

Lénine argumentait également à l’aide de concepts simples et accessibles comment, avant de sombrer, on aurait très bien pu réparer l’informatique du bord et repartir en marche avant vers les lendemains qui chantent.

Notre rescapé, hypnotisé par le texte, en oubliait la soif et la faim qui commençaient à faire gargouiller son ventre. Un tel projet se dit-il, s’il était sérieusement développé, pourrait remotiver l’électorat ainsi que les abstentionnistes « pour soutenir la voie de la transition politique et démocratique et faire reculer l’oligarchie, cette pieuvre redoutable qui étend ses tentacules sur notre monde ».

Profondément troublé à l’idée que le naufrage de son bateau ait été évoqué par le célèbre révolutionnaire, l’Abstentionniste se souvint de son enfance lorsqu’il partait en campagne dans les rochers avec son père, crocheter les pieuvres dans les trous à marée basse. Il se remémorait son papa lui expliquant que le poulpe est le plus intelligent des invertébrés et qu’il est capable de réaliser des tours incroyables en se glissant dans un labyrinthe de tuyaux étroits sans perdre son chemin au retour !

Justement pensa-t-il, à propos de chemin perdu ou non, il faut bien reconnaître, malheureusement, la faillite de la voie léniniste et les dérives fondamentales engendrées par le pouvoir en place en URSS. Étatisme, dictature et non-respect des libertés individuelles, corruption des apparatchiks ont conduit à l’implosion du système soviétique tout entier.

Ils ont gagné le cocotier les révolutionnaires ! Effacée la référence au socialisme rayonnant des peuples face au Gargantua capitaliste ! Il faut trouver, réinventer rapidement une voie nouvelle songea-t-il en lorgnant la plage de sable blanc scintillante sous la lumière des tropiques.

A deux pas de là, des tables harmonieusement disposées, semblaient attendre le client. Un garçon plagiste, surgit brusquement du néant et lui demanda s’il désirait quelque chose.

─ Un Cuba-libre rondelle s’il vous plait demanda-t-il car abstentionniste ne veut pas dire abstinent même si ça se ressemble.

─ C’est comme s’il était déjà sur votre table répondit le type en souriant gentiment.

─ Vous croyez qu’il avait raison ?

─ Qui ça donc ?

─ Ben, Lénine tiens, à propos du naufrage des conteneurs.

La réponse se perdit dans le souffle de la brise de mer qui faisait faseyer comme une misaine la veste blanche du serveur.

Une plage littéraire

Sans le Golden se dit-il, je ne serais pas en train de lire ces conneries, échoué sur cet atoll emboutit par les promoteurs. Il en déduit avec une certaine fatalité qu’il devait faire partie maintenant des abstentionnistes de première classe ayant accès aux plages privées. Il se prit peu à peu à raisonner en privilégié : "─ On parle de révolution, bien. Mais la révolution arrive par le bas quand rien ne va plus en haut. Il y a forcément de la casse à l’arrivée. L’actualité nous offre des exemples, en Égypte et en Tunisie. Le processus est long et difficile. Catastrophique d’ailleurs pour les économies déjà bien fragiles de ces pays".

Le plagiste revint, affublé de lunettes à montures d’écaille, son plateau habilement tenu en l’air sur le bout de ses doigts et décréta solennel en déposant un verre de cocktail pétillant devant le marin :

─ Intégrer l’indispensable liberté d’entreprendre si chère aux libéraux à une organisation sociale solidaire est en soi un pari difficile car il oppose deux conceptions politiques différentes. L’histoire a pourtant apporté la démonstration qu’elles sont en fait complémentaires. Si l’une manque, l’autre occupe tout le terrain. Le système a tendance alors à dériver dans le mauvais sens et les peuples en font malheureusement la cruelle expérience. La solution ne serait donc pas : Tout l’un ou tout l’autre, ni non plus : Ni l’un ni l’autre, mais autre chose encore à inventer... Je vous ai mis une cuillère pour les bulles.

─ Merci.

Des bruits bizarres, venus du fond du conteneur, parvinrent à l’extérieur. Froissements de pages déchirées, récriminations assourdies, échos de chutes et d’écroulements. Bientôt une sorte de gnome ridé fit son apparition, juché sur la montagne de livres répandus :

─ Un Cuba-libre aussi si cela ne vous dérange pas. Dit l’apparition avec une légère inclinaison du buste.

─ Bien monsieur. Vous… Vous êtes bien client de l’hôtel ? Alors je le mettrais sur votre note.

Le chinois se tourna vers l’Abstentionniste ébahi :

─ Chez nous c’est justement comme ça maintenant, ni l’un ni l’autre système ! Et ça carbure drôlement bien ! Y a plein de nouveaux riches et les apparatchiks y s’en foutent plein les fouilles ! Yapa-fascistes, yapa-terroristes ! Yapa non plus contestataires. Ya des pauvres, mais ils étaient déjà pauvres avant ! Alors y bossent. Y faut toujours pauvres qui bossent.

Moi, j’achète l’atoll pour ouvrir librairie solidaire-alternative avec le stock de bouquins. Bonne idée non ? Vous associé à moi ? Y nous faut Internet haut débit.

─ Tiens, tiens, qu’est-ce que... Excusez-moi de vous interrompre cher monsieur dit l’Abstentionniste, un sourcil levé et le regard pointant vers le lagon, mais j’aperçois là-bas une espèce d’embarcation qui se dirige par ici.

Le commandant clôt le débat

Un bateau d’aspect parallélépipédique et de couleur orange vif approchait assez rapidement de la côte. Il fallut un petit moment à l’Abstentionniste pour identifier le grand canot de survie du Golden qu’il avait d’abord pris pour un conteneur à la dérive. Celui-ci atteignit la plage sur laquelle il vint s’échouer majestueusement. Une porte étanche s’ouvrit enfin et un galonné au visage glabre et carré sauta lestement sur le sable. C’était le commandant Goldman Sachs. Il toisa l’assistance un bon moment avant de reconnaître son mécanicien.

─ Heureux de vous savoir hors de danger. C’est quoi ce machin que vous buvez là chef ?

─ Cuba-libre rondelle. Vous vous en sortez pas mal non plus vous même. Vous aviez le canot pour vous tout seul on dirait ?

─ C’est arrivé tellement vite, je n’ai même pas eu le temps de faire embarquer le second et le cuistot. Inimaginable une chose pareille !

Ce naufrage était parfaitement prévisible. Est-ce que vous l’ignoriez commandant Sachs ? Si vous aviez écouté Lénine on n’en serait pas là, en train de picoler sur cette putain d’atoll perdu… Et tous les collègues qui sont passés par le fond, c’est pas rien quand même !

─ C’est ce chinetoque qui vous a bourré le mou avec ses bouquins ou quoi, dit-il en ramassant avec une moue dégoutée un exemplaire du Capital dans le tas ? Ça c’est formidable ! En plus, il s’agit de l’un de nos plus gros clients celui-là. Il y avait au moins six containers de CD pornos à lui sur le Golden.

─ Vous savez bien que je suis abstentionniste et qu’en principe je ne me mêle pas de politique mais là c’est un peu différend quand même. Les sargasses, la marche arrière et tout et tout, ça fait beaucoup à digérer. Il vous faudra bien rendre des comptes un jour pour les fausses manœuvres et tous ces macchabées. Sans parler du Golden.

─ La Lloyd’s remboursera. Ils ne pourraient pas faire autrement même si le Golden était une unité bâtie en or fin. Je parie que vous pourrez reprendre votre service d’ici moins d’un an, le temps pour les chantiers navals de reconstruire un sister-ship encore plus grand. Et après : En avant toute !

─ Quinze pour cent de notre chiffre d’affaire hors taxe pour vous commandant s’il fait escale sur l’atoll s’écrièrent en cœur le plagiste et le chinois qui venaient de s’associer et arrosaient ça au champagne tropical.

L’Abstentionniste les interrompit, le doigt levé :

─ On ne doit pas refaire les mêmes erreurs que par le passé mais plutôt identifier des pistes totalement novatrices et les mettre en œuvre avec compétence. Cela représente un sacré challenge savez-vous ? Si des stratégies transitionnelles existent chez les alter-mondialistes, les solutions à long terme ne se sont toutefois pas encore clairement exprimées au plan politique international commandant.

Par exemple : " Propriété des moyens de production - Maîtrise des transports maritimes - Quelle autonomie pour la finance - Place et importance de l’état dans la nation - Quelle type de démocratie pour demain etc." sont des questions qui restent posées avant de songer à construire un nouvel avenir (et un sister-ship) et elles contribueront certainement à rendre confiance aux citoyens déboussolés.

Apporter des réponses à ces questions (un nouveau projet de société) qui ne soient ni léninistes ni capitalistes, à la fois solubles dans la démocratie et dans les relations internationales ou européennes et dignes d’une gauche d’avant-garde respectueuse de l’environnement relève un peu de la quadrature du cercle et cela explique pourquoi je m’abstiendrais certainement en cas de référendum. Que voulez-vous, on ne se refait pas.

─ Vous avez certainement raison dirent les trois autres.

─ Le Fasciste et l’Intégriste sont-ils rescapés aussi ? Demanda le commandant, soudain préoccupé. Il y avait des conteneurs pour En Sardine au Mali et j’aimerais qu’ils regardent s’ils sont encore récupérables. Hein ? La vie continue malgré tout et nos armateurs chypriotes [] n’attendront pas votre référendum bidon pour reprendre les affaires mon petit. Abstenez-vous donc de vos commentaires et jetez plutôt un œil au moulin du canot de survie qui a tendance à tousser. Ça vous changera les idées mon garçon !

Le mécano se leva, vida rageusement son verre et se dirigea en bougonnant vers le canot de survie.

─ "La prochaine fois, je voterais certainement pas pour lui ! Songea-t-il au plus profond de son âme. Même si jusqu’à présent je me suis toujours abstenu..."

FIN


[1Je reconnais volontiers que cela peut sembler paradoxal !

[2Algues en amas très étendus de la mer du même nom où les anguilles viennent se reproduire

[3Sous la traction irrésistible du toron formé par les algues entortillées (Explications fournies par le célèbre sargassologue Jean Mêletout mais qui n’ont pas été confirmées par la compagnie Lloyd’s à ce jour).