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Jo

samedi 10 juillet 2021, par grand-Pierre

Histoire et turpitudes d’un duo de musiciens sud-américains au Quartier latin.

Genèse

La barbouille, traduisez peinture en bâtiment, offrait aux jeunes amis que nous étions la possibilité de faire des repas consistants. Au gré des opportunités, nous sortions nos brosses et nos rouleaux, à vrai dire sans grande compétence dans ce domaine, mais à des prix défiant la concurrence.

Carlos Verdu, mon copain, était de Valence. Petit, noir de poil et très susceptible sur la question du respect, c’était un espagnol à cent pour cent. En ces temps anciens les peintres chantaient encore en travaillant et Carlos connaissait pas mal de chansons du répertoire sud-américain. Pour moi j’étais grand, longiligne (ce qui m’avantageait pour peindre les plafonds tandis que Carlos était le meilleur pour les plinthes) et j’étais déjà à l’époque d’une humeur moqueuse naturelle, peut-être même génétique car il était arrivé plusieurs fois à mon propre père de rire sans scrupules et à gorge déployée lorsqu’il voyait les passants glisser sur le verglas.

Aussi lorsque Carlos poussait la romance le rouleau en main ne manquais-je jamais de l’accompagner en accentuant le mélo d’une voix chevrotante, ce qui avait pour effet de le mettre hors de lui.

Des musiciens "authentiques"

Avec le temps ; et peut être était-ce du à la monotonie de notre travail ; nous progressâmes à tel point dans la chansonnette que Carlos décida sans appel possible que nous allions mettre au point ensemble l’accompagnement à la guitare de nos rengaines quotidiennes. Il faut lui reconnaître qu’il avait une détermination qui m’entrainait et, cahin, caha, non certes sans difficultés, nous parvînmes à acquérir un répertoire assez honorable d’une dizaine de titres.

Ensuite, au détour d’une rue du quartier latin, nous rencontrâmes Pilar. Cette fille, menue et sèche, aux yeux noirs et très typée chantait les mêmes chansons que nous mais avec un talent et une authenticité à laquelle nous ne pouvions prétendre. Nous parvînmes à la convaincre (je ne dirais pas comment) de se joindre à nous et nous nous mîmes à répéter ensemble. Carlos avait en vue de lâcher la barbouille et de tenter notre chance dans les nombreux restaurants du quartier. Pilar représentait notre meilleur atout et nous étions confiants dans le succès de notre entreprise.

Mal nous en prit de commencer notre prospection par un petit restaurant mexicain où nous prîmes rendez-vous avec le propriétaire. Le soir venu et avant l’ouverture nous nous rendîmes sur place à l’heure dite vêtus de ponchos bariolés et coiffés d’un magnifique chapeau melon. La petite salle du rez-de-chaussée était vide et il y régnait un silence inquiétant. Une serveuse apparu bientôt furtivement pour nous dire de commencer à jouer.

Puis des pas lourds se firent entendre provenant de l’escalier et des bottes mexicaines ornées de magnifiques dessins apparurent suivies bientôt des jambes et finalement d’un mexicain entier au sombrero gigantesque qui marmonnait dans sa moustache : "El ritmo ! El ritmo !". Puis il nous ficha dehors sans plus de cérémonie.

Enfin l’opulence !

Après cet échec Carlos s’enveloppa dans une dignité outragée, nous renvoyant la responsabilité de notre rythmique incertaine et Pilar décida finalement de nous quitter. Tels furent nos débuts dans la profession de musiciens usurpateurs d’authenticité et notre cucaracha protectrice n’y pu rien faire.

Heureusement que la jeunesse se refait rapidement et nous eûmes finalement une demi-douzaine de restaurants qui acceptèrent que nous jouions tous les soirs à heure fixe. Nous connûmes le succès et l’opulence, nos melons se remplissant tous les soirs d’espèces sonnantes que nous allions jouer au poker Carlos et moi (il me détroussait avec une étonnante régularité) en fin de soirée dans un club catholique à proximité de l’église Saint Germain des Prés. Nous détonnions dans cette ambiance plutôt confessionnelle avec nos sous et nos ponchos et un prêtre vint un jour nous prier de bien vouloir aller jouer ailleurs car son club de jeunes n’était pas un casino.

L’un de nos "restos" était une pizzeria située au coin de la rue Mabillon avec le boulevard Saint Germain. Il était tenu par un ancien légionnaire italien, beau brun viril mais au visage sévère, toujours distant avec nous. Il nous tolérait malgré tout car ses clients appréciaient notre passage et nous avions appris à adapter notre niveau sonore selon les situations car il avait en horreur que l’on joue trop fort. Son sobriquet, Jo, était connu de tout le quartier.

- Jo, on peux y aller ?
- Vas-y brigand, fripouille, nous répondait-il invariablement

Et nous chantions pour les clients en terrasse. Mais un beau soir, alors que nous ratissions la terrasse, un perroquet, singulièrement installé sur l’épaule d’un client se mit à pousser des cris rauques absolument insupportables aux oreilles délicates de Jo en battant des ailes afin de nous faire comprendre combien il appréciait notre musique. Du coup Jo ne faisant ni une ni deux nous ficha dehors.

Peu rancunier il nous laissa pourtant revenir peu de jours après.

- Vas-y brigand, fripouille, joue !

Puis un soir il nous dit sans se départir de son air dur de dur :

- Soyez là ce soir à minuit.

Vaguement inquiets, nous nous présentâmes à l’heure dite. Puis nous passâmes le reste de la nuit en boite avec lui et à ses frais. C’était ça Jo ! Un vrai grand seigneur comme on n’en fait plus.

Bien des années après...

Les années passèrent, Carlos reparti vers Valence où son père banquier l’attendait pour en faire un homme respectable. Nous ne nous revîmes jamais malheureusement.

Après avoir moi-même voyagé plusieurs années vers d’autres horizons, aux confins du cercle polaire, je revins pour m’ installer à Paris, rue de la Tombe Issoire. Un restaurant gastronomique s’était ouvert au bas de mon immeuble et recevait une clientèle plutôt huppée amatrice de mets raffinés.

Quelle ne fût pas ma surprise un jour d’apercevoir de loin Jo devant la porte de son nouveau restaurant ! Ma situation s’étant nettement améliorée depuis l’époque des guitaristes à Saint Germain des Prés, je me promis d’aller manger chez lui un de ces jours avec un ami.

Ce jour vînt et nous pénétrâmes, plein de curiosité dans cet univers feutré où tintait le bruit des fourchettes sur la faïence des assiettes.
Jo me reconnu sans hésiter et sembla vivement contrarié de ma présence. Il m’entraîna vers la cuisine avec mon copain :

- Viens par ici brigand, ce n’est pas un endroit pour toi ici, chuchota-t-il, maintenant c’est gas-tro-no-mi-que !

J’étais pour lui, malgré le temps passé, resté l’homme au poncho, la fripouille, qui faisait hurler les perroquets...

Le chef, installé devant son piano jetait négligemment sur la fonte de petites sardines qui grésillaient gentiment tout en travaillant ses préparations. Jo sorti le Pastis et les glaçons et nous mangeâmes sur le pouce l’un des plus délicieux et émouvant repas que je n’ai jamais fait. Ces sardines étaient à elles seules un véritable miracle et nous fondaient dans la bouche. Les Pastis se succédaient au rythme de Jo qui les avalait à la chaine en me conseillant de ne plus revenir dans son restaurant gas-tro-no-mi-que qui n’était pas fait pour moi. Pour Jo, point de méchanceté du tout mais on ne mélange pas les torchons et les serviettes !

En sortant je m’excusait auprès de mon copain auquel j’aurais aimé faire goûter la cuisine de chez Jo mais il se récria en m’assurant avoir passé un moment inoubliable entre ce chef magicien et ce cador au grand cœur, ce légionnaire devenu paradoxalement si "gas-tro-no-mi-que".