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La ferme d’Henri et Denise Van Dick

Au Charme, village du Loiret

mercredi 10 février 2021, par grand-Pierre

Voici la belle histoire de l’enfance d’un jeune parisien passant ses vacances dans la ferme de sa marraine à la fin des années cinquante

Un immigré séduisant

Il se nommait Henri Van Dick, avait vu le jour en Hollande sur les terres de ses parents agriculteurs. Le père était dur en tout, même avec ses enfants, et les frères et sœurs nombreux.

Le manque de terres disponibles et les prix en Hollande, pays bas de 40 000 Km² seulement, l’incita, lui qui souhaitait devenir fermier, à émigrer après la guerre vers la France.

Il atterrit comme garçon de ferme chez un nourrisseur de Carrières-sur-Seine (Famille Thierry) dont le travail consistait à élever des vaches et à vendre leur lait. En fin de journée, une file de pots à lait s’étirait dans la cour de la ferme tandis que la fermière, installée derrière son comptoir au beau milieu des poules qui picoraient, les remplissait avec une mesure en aluminium.

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Carrières sur Seine après guerre

J’ai pu, à l’époque, accompagner du haut de mes six ans la tournée du laitier à cheval dans Carrières. Celui-ci stoppait devant chaque client sans jamais se tromper. Lorsque son conducteur avait un peu forcé sur la bouteille, Bijou quant à lui pouvait rentrer tout seul à l’écurie !

Henri, beau blond nordique, conquit le cœur de Denise, la jolie fille de la maison qui était en l’occurrence ma marraine et ma tante par alliance du fait d’un premier mariage. Maurice, frère de ma maman, son premier mari, ayant été mitraillé durant l’attaque allemande de 1940.

Ils révèrent d’une petite ferme bien à eux dans la campagne de France pour établir leur nid d’amoureux. Jeunes, beaux, plein d’espérance et de courage après les heures sombres de la guerre.

Une belle ferme d’autrefois

D’abord installé comme fermier pour le compte d’un propriétaire, Henri s’en tira assez bien. La ferme était de taille moyenne mais le matériel ne faisait pas défaut, hangars, tracteur, machines agricoles etc.

Petit, j’y passais périodiquement mes vacances scolaires et put y faire connaissance avec la vie agricole d’avant, par exemple avec la batteuse qui venait sur la place du village pour les moissons et aussi avec la triste fin du cochon, à laquelle tout le voisinage participait.

Mise à mort et découpe se déroulaient dans une ambiance festive et tous travaillaient pour aider à la confection du boudin, des tripes, des terrines etc. Je garde un souvenir d’enfant magnifique de ces petites manifestations agricoles traditionnelles qui se terminaient bien entendu toujours par un grand gueuleton !

J’y fis également connaissance, un jour en courant pour jouer, avec la barre de coupe de la moissonneuse dont un doigt métallique me traversa la cuisse. Ma marraine ayant de son côté été profondément mordue par le chien, nous pouvions ainsi aller de concert aux rendez-vous du médecin.

Mais la Courcane (nom de la ferme) n’eut qu’un temps. Pour d’obscures raisons, mon tonton Henri, toujours dans son projet individuel, se fit embaucher aux usines Singer ainsi que ma marraine Denise. Ils y bossèrent dur, elle au polissage et lui aux fours. Ces postes, les plus éprouvants étaient aussi les mieux rémunérés et, tenaces autant que durs à la tâche, les jeunes époux projetaient de pouvoir amasser le capital de départ nécessaire à leur installation, ceci en quelques années.

Beaucoup de sueur et un peu de capital plus tard, ils louèrent une petite ferme dans le Loiret, aux bâtiments vétustes, l’eau au puit et douze petits hectares de terre.

Le Charme, petite commune du Loiret

A l’époque, on trouvait près de Chatillon-Coligny plusieurs propriétaires hollandais qui, comme mon tonton recherchaient des terres disponibles. Son beau-frère, Hadry avec sa femme Corry (la sœur d’Henri) étaient aussi venus s’installer à quelques kilomètres de là sur une ferme de plus de cent hectares. Ses propres parents, en retraite, avaient acquis une maison non loin de là. Cette enclave des Pays-bas en France explicitait le fait que nous dînions, bien que dans le Loiret, à la mode de Hollande avec un grand bol de lait frais, du pain du beurre et des œufs. Seulement ce lait… Nous venions de le traire, et le beurre avait été baratté par ma marraine.

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Henri en plein boulot

Il va sans dire que je passais toutes mes vacances scolaires chez mon tonton et ma marraine et que mes parents ne tentaient même plus de m’en dissuader. J’avais donc des parents parisiens et une autre paire de parents paysans pendant les vacances.

Henri et Denise, à leur grande déception, ne purent avoir d’enfants. Fifi, le petit de Robert (le frère de Denise) et moi, les deux estivants venus de la région parisienne, étions devenus leurs enfants de cœur et une relation très forte s’établit entre nous.

Robert, ancien nourrisseur du temps de son père à Carrières était à ce moment-là employé chez Plastifeutre, fabriquant de revêtement de sol et venait nous rejoindre pendant ses congés avec Jeannette la maman de Fifi. Des années plus tard, j’appris qu’il était décédé d’un cancer du foie. La chimie n’y était peut-être pas pour rien.

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La grosse carpe dans la bassine
Denise, Jeannette et Robert, Fifi et moi. (Nous venons de ramener de la mare une énorme carpe)

Hadry et Corry eux avaient eu sept enfants blonds dans un ordre de taille parfaitement décroissant du plus grand au plus petit. Ce qui fait que lorsque le plus grand écrasait un nid de guêpe, c’était d’abord le plus petit qui était piqué, ayant de plus courtes jambes que ses frères.

Grand-mère Thierry

Denise, au décès de son père, avait pris sa maman avec elle au Charme. Minuscule petite vieille, usée d’avoir élevé sa marmaille et vendu des milliers d’hectolitres de lait, qui radotait gentiment et passait ses journées dans un fauteuil en compagnie de son minou. Elle avait toujours souhaité être inhumée à Carrières-sur-Seine, dans la tombe familiale aux côtés de son mari.

Roland, le fils aîné habitait encore l’ancienne ferme de ses parents et il était convenu qu’au cas où une issue fatale serait à craindre, maman Thierry serait ramenée dare-dare à Carrières. Je me souviendrai longtemps encore de cette nuit cruelle où il fallut arracher la mère à sa fille, son pouls battant la chamade, et entreprendre ce funèbre voyage, Henri et moi, dans une Renault Juva quatre poussive jusque chez Roland. Nous arrivâmes à l’aube à Carrières avec notre vieille chignole malheureusement muée en corbillard, maman Thierry n’ayant pas survécu au transport.

JUVA 4 Renault

Le coût d’un transfert mortuaire par les voies officielles, inenvisageable pour le petit budget de ces paysans, avait rendu cette expédition nécessaire. Mais que ce serait-il passé en cas d’un contrôle de gendarmerie ? Je n’ose pas y penser. Triste épopée digne du film les raisins de la colère de John Ford avec la mort en voyage des malheureux aïeux.

Un combat inégal

Tous les paysans savent ce que c’est que l’effort journalier, que les caprices de la météo et parfois aussi ce que sont les feuilles bleues des rappels d’imposition et des mises en demeure. Mon tonton Henri plus que d’autres.

Il luttait pourtant vaillamment, même si ses outils insuffisants le condamnaient à végéter. Il avait un troupeau de douze laitières et un grand savoir-faire concernant les vaches. Les siennes étaient les meilleures du village et les mieux soignées. Il lui suffisait d’acheter une « hollandaise » en piteux état pour un prix en rapport et il en faisait en peu de temps la meilleure laitière du troupeau. Le ramassage du lait par la coopérative, si pratique, ne lui laissait pourtant aucune marge de manœuvre financière. Malgré tout, c’est quand même la coopérative et ses prix relativement stables qui lui permirent de résister plusieurs années.

Lorsqu’un boucher venait chercher une vache qui était en fin de production, mon tonton, comme par miracle, s’arrangeait systématiquement pour avoir à faire à l’autre bout du village en nous laissait le soin de désigner la condamnée au chevillard.

Veaux, vaches, cochons, couvées

Fifi et moi disposions d’un grand lit dans la pièce commune. Un matin la maisonnée se réveilla perplexe car je n’étais plus dans le lit. On me retrouva finalement dans l’étable, endormi paisiblement sur la litière de paille, entre mes deux favorites.

Une fois réveillé, je ne me souvenais plus du tout de ce transfert nocturne qui, tel un aimant irrésistible, m’avait conduit dans un demi-sommeil auprès de mes chères amies les vaches. Bercé par leur souffle tiède, épargné par leurs cornes, j’avais passé à leur coté la nuit la plus délicieuse qui soit.

Avec Fifi, nous avions apprivoisé un veau qui nous suivait partout. Et aussi un poulet du nom de "Toto les haricots". Le seul poulet brun au milieu d’une flopée de poulets blancs. Cela lui valu un traitement de faveur comme quoi la discrimination positive existait déjà à l’époque !

Ses congénères avait la fâcheuse habitude le soir venu et pour se réchauffer, de s’agglutiner dans un coin de sorte que nous retrouvions ceux de dessous étouffés le lendemain matin. Tonton nous montra comment les endormir en leur mettant la tête sous l’aile et en les faisant tournoyer quelques secondes.

Ensuite on les posait à leur place et ils s’endormaient instantanément. Imaginez un peu les soirées de tourne-poulet lorsqu’il y en a toute une batterie à endormir !

Tragédie

Tous les gamins du coin avaient un pigot ; traduisez lance-pierre. Dès notre arrivée au Charme, Fifi et moi nous procurions un bon morceau de chambre à air de camion pour y tailler les lanières du pigot. Un morceau de cuir, soigneusement ligaturé à ces lanières achevait cet ouvrage ainsi qu’en complément indispensable une fine lanière de cuir également, dont chacun des nœuds servait à comptabiliser les grenouilles "coulées".

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Le pigot

Le tir à la grenouille, sorte de ball-trap aquatique, consistait à couler la grenouille en tirant un caillou, pile sur le petit triangle que sa tête émergente dessinait sur la surface de la mare. Une grenouille coulée valait un nœud et les meilleurs tireurs acquéraient un grand prestige chez les gamins du village.

La malchance voulu que Fifi et moi partîmes un jour en expédition de chasse aux oiseaux. (Ce que j’ai un peu de mal à avouer même soixante ans plus tard). Embusqués dans les taillis, nous faufilant à travers les haies, nos cailloux précis partaient en sifflant dès qu’un piaf montrait le bout de sa queue.

Arrivés aux abords d’une grande maison et planqués à portée de tir, nous repérâmes des oiseaux perchés au bord du toit. Sans toutefois remarquer le propriétaire, un homme âgé, qui lisait tranquillement son journal assis sur une chaise devant sa porte.

Par malheur, notre premier tir rata sa cible mais cassa net une tuile de rive qui atterrit directement, deux étages plus bas, sur le crâne du malheureux propriétaire. Celui-ci se mit à hurler car il saignait abondamment. Son épouse accourut avec des serviettes, complètement affolée par cet invraisemblable accident.

Les deux complices, en Comanches aguerris, se fondirent dans le décor la peur au ventre et personne au village n’entendit jamais, au grand jamais, parler de leur exploit. En conséquence, le mystère de la tuile cassée ne reçut jamais non plus d’explication.

Fort heureusement, le meurtre fut évité de justesse et la victime a finalement survécu à cet attentat !

Corrida

Mémère, la doyenne du petit troupeau de vaches, supportait avec stoïcisme toutes nos taquineries de gamins. C’est elle que l’on appelait du bout du pré le soir pour la traite et que les autres suivaient gentiment.

J’avais apporté dans mes bagages un petit ciré jaune de marin et, allez donc savoir pourquoi nous vint un jour l’idée à Fifi et à moi de l’enfiler sur la tête de mémère.

Celle-ci, consentante à toutes nos agaceries, se laissa faire tranquillement tandis que nous enfilions les manches du ciré sur ses cornes en refermant les bouton-pression sous la mâchoire. Ravis de constater que cet équipement s’adaptait parfaitement à la tête de mémère, le dos du ciré recouvrant le museau et le front de la pauvre bête.

Mais celle-ci devenue brusquement aveugle se mit à paniquer et à courir dans tous les sens en secouant la tête. Le ciré si bien ajusté et boutonné tenait bon et plus le temps passait, plus la vache devenait complètement folle et incontrôlable. Il faut dire que la vision de cet animal ruant et écumant affublé de ce ciré jaune avait quelque chose de fantastique...

Mon tonton, alerté, ne trouva pas notre entreprise si fantastique que ça et il fallu une bonne demi-heure à plusieurs hommes du village pour maîtriser la bête au risque de se faire encorner.

Lorsque tout fut terminé, la honte descendit lentement sur nos jeunes fronts repentants sous le regard glacial de tonton qui mit longtemps avant de nous pardonner ce sacrilège de lèse-vache.

Finances acrobatiques

Une sorte de malédiction affectait presque toutes les productions d’Henri. Porcs, poulets, canards, pintades, cornichons ; il s’essaya à tout produire mais les intermédiaires, sans concurrence (car ils passaient sur place de ferme en ferme et étaient peu nombreux), achetaient toujours au plus bas. Comme par un malheureux hasard, les cours des halles venaient justement de fortement baisser !

Mon plus mauvais souvenir fut la cueillette de ces p....s de cornichons. Henri en avait mis un hectare complet en culture. Tous les jours, nous repassions entièrement ce maudit champ, cassés en deux pour prélever ceux, ni trop gros ni trop petits, ayant la taille convenable. Les minuscules épines de ces cucurbitacées nous laissaient une croûte noire sur les mains et lorsque la récolte des cornichons toucha à sa fin ce fut un véritable soulagement !

Bien entendu la vente fut un fiasco financier et toute cette énergie dépensée en pure perte.

Ce fut l’époque en ces années soixante ou nombre de petits exploitants mirent la clé sous la porte et la fin d’une certaine forme d’agriculture au profit d’exploitations plus importantes et endettées auprès du Crédit Agricole. Par la même occasion, le fumier céda la place aux intrants chimiques...

Le tracteur

Il faut dire qu’au Charme, dans ces années-là, le calendrier s’était immobilisé sur le siècle précédent. Nombreux étaient encore les paysans « à cheval » et lorsque mon tonton acheta le premier tracteur du village, un petit Renault D16, les bonjours se firent plus rares et les langues de vipères commencèrent de s’agiter.

D’autres acquirent aussi des tracteurs... Comme nous allons le voir.

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Henri et Robert aux foins

Notre petit troupeau de canards Pékin, heureux volatiles, disposait à sa guise du terrain de la ferme et profitait souvent et avantageusement d’une mare située de l’autre côté de la route. Une mare qui ferait rêver les écologistes d’aujourd’hui par sa riche biodiversité. Mais à l’époque on ne savait pas ces mots-là.

Une après-midi fatale nous découvrîmes le massacre. Tous les canards ou peu s’en faut était morts. Les traces sanglantes d’un tracteur qui avait écrasé le troupeau en faisant un crochet vers la mare désignaient le coupable : L’écrase-canards comme Fifi et moi le surnommâmes immédiatement était un voisin. L’affaire se régla dans la grange du coupable auquel tonton mit une bonne raclée tandis que Denise tenait la porte.

La vieille cidrerie

Ces années furent riches en souvenirs inoubliables bien que le travail que j’effectuais avec mon tonton soit très fatigant pour le petit parisien anémique que j’étais. Le grand air me donnait des couleurs et le travail des muscles. Alors pourquoi s’en plaindre ?

Les bonnes anecdotes firent flores.

Une cidrerie attenante, appartenant au propriétaire, un vieux radin surnommé le père Prète, fonctionnait sur la prise de force d’un tracteur et avec une courroie sur poulie. De là, toute une tringlerie antique transmettait l’énergie aux différentes machines. Le père Prète se pointait quelques jours avant le pressage des pommes à cidre du village avec une vieille burette d’huile pour redonner quelque fluidité à sa machinerie agonisante.

La cidrerie était close en dehors de la saison de pressage. Précédant le tapis roulant servant à monter les pommes au hachoir, il y avait une cuve en planches dans laquelle les fruits étaient d’abord déchargés. Encastrée dans une sorte de fosse bétonnée plus profonde, un vide important subsistait sous son plancher.

En homme avisé, mon tonton qui avait un porc à engraisser ne trouva rien de mieux que de l’installer confortablement dans la cuve en planches. Mais traitreusement autant qu’insidieusement, le purin s’accumula dans la fosse (tonton n’ayant pas prévu d’évacuation), et en l’atteignant, imprégna le bois qui n’y résista pas longtemps.

Les glapissements de ma marraine nous alertèrent un beau jour lorsque le cochon, bien engraissé, avait fini par passer au travers du plancher et barbotait dans le purin. Transformé illico en maître-nageur sauveteur, Henri réussi finalement à sauver son bien mais sorti de cette aventure dans le même état lamentable et nauséabond que son pauvre cochon.

Le maréchal

Point d’officier supérieur à la retraite au village mais un maréchal-ferrant tout simplement. Ce dernier, lorsque tonton nous y envoyait avec une fourche à braser, devait être débusqué en face de sa forge, chez la mère Turlupine, le bistrot du village, où il passait ses journées attablé en attendant le client. Walt Disney l’aurait certainement pris comme modèle avec sa boiterie prononcée due au sabot d’un cheval ingrat, son vieux mégot baveux fiché à demeure au coin des lèvres et son pif énorme, écarlate et grêlé d’avoir supporté tant d’années, à la fois la forge et le beaujolais.

Sa forge, sombre caverne, nous impressionnait pourtant et lorsqu’il se mettait au travail, nous pouvions admirer son aisance et sa maestria. On pourrait le comparer au phoque, lourd et maladroit sur son rocher et qui devient un acrobate une fois à l’eau. En quelques instants, la fourche cassée avait retrouvé sa dent. « Tiens mon gars, tu diras à l’oncle que j’mets aussi sur sa note la bielle de faucheuse de l’aut’fois ».

L’électronique n’ayant pas encore fait son apparition dans le Loiret et les chevaux y étant encore nombreux le maréchal était assuré de pouvoir régler rubis sur l’ongle sa note de bistrot. Il faut bien reconnaître qu’il rendait d’éminents services à la communauté.

Le goret fugueur

Henri à la foire avait âprement négocié l’achat de trois cochonnets à engraisser. Lorsqu’ils furent installés dans une petite soue bâtie à l’extérieur de l’étable, notre curiosité de gamins nous fit entrouvrir la porte un jour où tonton était aux champs. Pfuitt ! Un des cochonnet sorti comme un boulet de canon et pris la poudre d’escampette. Catastrophe !

Denise, appréhendant un grand malheur à venir pour nos jeunes postérieurs, se joignit à nous pour le rattraper, devenant de fait notre complice. Nous mîmes une après-midi (caniculaire) pour parvenir à coincer le fugitif dans un appentis après avoir couru des lieues durant comme des dératés..

Le soir, Henri constata en les nourrissant que l’un des cochonnets semblait malade et haletait péniblement dans son coin. Fulminant contre son vendeur qui lui avait fourgué une bête malade il déclara que le goret était un crevard. Ma marraine lui conseilla très diplomatiquement d’attendre un peu pour voir s’il irait mieux le lendemain. Le cochonnet se remis finalement très bien, plutôt d’ailleurs fortifié qu’affaibli par cette escapade sportive. Le secret fût jalousement gardé. Mon tonton ne sut que bien plus tard, une fois retraité, le fin mot de l’histoire.

Le géant Hadry

Hadry, le beau-frère d’Henri, géant débonnaire et sans complexes, fort de sa marmaille nombreuse le mettant quelque peu à l’abri d’une expulsion ou d’une saisie, n’hésitait pas à faire des dettes et à investir sans disposer de son capital propre, réglant ses crédits avec d’autres crédits, les banques étant plus conciliantes peut-être dans ces années-là. La taille de sa ferme, bien équipée en matériel et sa propension à ne pas se laisser faire par le premier revendeur venu, lui valurent de traverser sans trop de dommage ces années difficiles et de brasser dettes et revenus quitte à sortir souvent des clous !

Alors qu’Henri était toujours scrupuleusement honnête, Hadry ne l’était lui que de temps à autre.

Je l’aimais bien moi cet hercule qui avait un jour que nous avions laissé tomber un seau au fond du puits, tenu tonton par une cheville pour aller le rattraper.

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Mariage Hadry et Corry 1920

J’assistais un jour chez Hadry à la négociation avec le « marchand de canard » (intermédiaire et revendeur). Cela se passait chez lui dans le local aux canards et à côté de celui des cochons. Le marchand ne voulait rien savoir pour aller au juste prix estimé par Hadry. Alors ce dernier se mit en rogne et saisissant un canard par le cou, lui donna un coup de canif et le jeta tout palpitant aux cochons qui se ruèrent dessus. Il fit de même avec un deuxième canard qui subit le même sort. Au troisième le marchand se ravisa…

Ces destins, celui de mon tonton et celui de son beau-frère sont un peu à l’image de nos sociétés ou moralité et justice ne riment pas forcément avec réussite. Question de mentalité.

Le vieux palefrenier

Chez Hadry et Cory il y avait toujours le café sur le feu et quelques douceurs pour les enfants. En visite on pouvait faire plein de bêtises avec leurs sept chérubins. Mais ce que nous préférions c’était d’écouter le vieux palefrenier, qui n’avait plus de chevaux à s’occuper mais que ses employeurs conservaient à leur service malgré tout.

Il ne lui restait que le bas de ses oreilles, le reste ayant été enlevé au fil des années par des chevaux affamés. Ses mains épaisses aux doigts tordus par l’arthrose, exprimaient bien des choses. Sa casquette ne devait sans doute plus le quitter, même pour dormir dans son gourbi.

Mais lorsqu’il se faisait conteur et nous parlait de son travail avec les mastodontes d’autrefois, nous étions toute ouïe.

Un soir orageux, passant dans l’écurie au cul d’un cheval de trait, celui-ci apeuré se mit à ruer frénétiquement et à de nombreuses reprises. Le vieux, prisonnier entre les membres postérieurs de son cheval, ne put qu’attendre en se garant des sabots et compter les coups jusqu’à ce que les ruades cessent. Lorsqu’il parvint enfin à se dégager, tout le crépi derrière lui était tombé et les pierres du mur étaient abimées. J’ai quand même eu peur nous confia-t-il sobrement. (Un cheval de labour pouvait facilement avoisiner la tonne).

Les vestiges de ce drame existaient encore dans l’ancienne écurie transformée en atelier.

Rosette et Dora

Rosette et Dora, l’une tachée de roux et l’autre de noir, génisses adorables, avaient toujours vécu ensemble et s’entendaient à merveille. Un jour tonton me demanda d’amener Dora au taureau chez les Dandraël, gens du nord et fermiers voisins.

Je la sortis donc sans difficulté car elle me connaissait bien et pris la route pour me rendre chez les Dandraël. Une fois rendue sur la route Dora refusa énergiquement de me suivre et tous les efforts appliqués sur son licol n’y firent rien. Pire, je dû retourner piteux devant tonton rendre compte de mon insuccès.

Cela le rendit goguenard et les parigots en eurent les oreilles chauffées. Prenant le licol à son tour, Dora lui réserva exactement le même sort. Or un homme de quatre-vingts kilos ne peut tirer une vache de quatre cents, fût-il le plus costaud du monde. Aux grands mots les grands remèdes. Tonton sorti le tracteur, y attacha la pauvre Dora et passa la première.

Celle-ci, à genoux, se laissa traîner sur le macadam.

Et si on amenait aussi Rosette suggérais-je ?

Ce jour-là, le brave taureau des Dandraël saillit plutôt deux fois qu’une…

Apprentissages

Nos douze vaches était traites manuellement matin et soir ce qui représente une sacrée contrainte. J’appris à traire assez laborieusement d’abord, puis, après quelques seaux de lait renversés d’un coup de pied pervers, je fus à même de traire mes deux vaches chaque jour ce qui arrangeait bien tonton.

La Juva quatre, dont le volant avait un jeu de plusieurs centimètres et dont Henri n’avait changé qu’un amortisseur sur deux me donna l’occasion inespérée d’apprendre à conduire en zigzag en toutes circonstances de même que j’appris à maîtriser le tracteur D16 avec lequel tonton me laissai partir pour herser des pièces éloignées du village. A treize ans j’avais grand besoin que l’on me fasse confiance alors qu’à Paris mon parcours scolaire battait sérieusement de l’aile comme celles des canards de Hadry !

Robert, le frère cadet de Denise, avait donné à Henri, qui ne chassait pas, un fusil de chasse américain de très petit calibre que j’ai d’ailleurs conservé depuis. Avec Fifi, aux heures de liberté, nous partions à la chasse, gonflés d’un orgueil viril et accompagnés de Sandy et Diamant nos deux bergers. Le gibier convoité se portait toujours à merveille à notre retour et les corneilles perchées sur les hautes branches lançaient leur cri d’alarme à deux-cent mètres lorsqu’elles nous apercevaient.

Sans cette carabine à l’épaule, elles nous considéraient alors comme inoffensifs et, goguenardes, nous contemplaient placidement.

Nous restait le droit, accordé par Henri qui avait horreur des fusils, de tirer à la nuit tombante les pintades pour la cuisinière parce qu’elles étaient trop difficiles à approcher.

Denise et Robert à la pêche

Banalités ?

Ces quelques souvenirs de jeunesse (qui n’en a pas eu à raconter), peuvent sembler ordinaires à de nombreux ruraux de ma génération. Je les garde précieusement en moi comme un véritable trésor et cette rédaction m’a procuré une intense émotion au fur et à mesure que je la mettais au propre.

Henri, Denise, Robert, Hadry et Corry étaient tous des paysans à des niveaux différents. C’était des gens courageux et travailleurs recherchant une liberté que tous bien sûr ne purent ou ne surent trouver. Cela me fait sourire maintenant de voir fleurir les AMAP, les petits agriculteurs bio, la volonté de certains de relocaliser les productions agricoles alors que du temps de mon tonton, c’est exactement ce qui se pratiquait à quelques détails près.

Espérons que les politiques agricoles à venir soient mieux adaptées aux petits producteurs et que leurs parcours personnel ne doivent pas inévitablement se terminer à l’usine ou chez Amazon !

Je suis repassé une fois au Charme après bien des années, mes occupations m’ayant rapproché de Chatillon Coligny. La vingtaine de petites exploitations qui coexistaient sur la commune n’existaient plus. Presque toutes les maisons étaient refaites à neuf et soigneusement fermées. La ferme de tonton y compris par un impressionnant portail !

Un seul exploitant avait racheté et regroupé toutes les terres disponibles, arraché les haies et avait reconfiguré notre mare à carpe en un vague étang sans âme bordé de mobiles homes pour estivants.

Restait le café du village où je fus accueilli par une imposante teutonne qui ne pu me renseigner d’avantage, ne connaissant que bien peu le Charme depuis son installation.

C’est le destin en France de très nombreux villages, situés à peu de distance d’une grande métropole, que de se transformer en zone résidentielle, et de faire définitivement disparaître ainsi les fantômes débonnaires du passé.

Mais où sont passées les neiges d’antan ?

Epilogue

Henri et Denise, après de longues années difficiles, finirent par acheter une maison et un peu de terrain dans le Perche près de Vendôme. Henri retourna à l’usine jusqu’à l’âge de la retraite et ce boulot insalubre, utilisant l’acide pour le traitement des métaux, acheva de ronger ses poumons de grand fumeur. Il laissa Denise dans cette maison vide entourés d’un pré où quelques moutons-mascottes étaient choyés comme des enfants.

La famille installa ensuite ma marraine à proximité de Carrières-sur-Seine où elle vécut encore longtemps sur ses terres natales en profitant d’un repos bien gagné.

Lors d’une visite dans sa dernière maison de retraite, spécialisée pour les malades d’Alzheimer, une cousine m’avait prévenu que ce serait pénible parce que Denise était désormais partie « à l’ouest ».

Dès qu’elle m’aperçut, elle dit « Oh, mon Pierrot ! ». Et nous discutâmes ensuite tranquillement comme si le temps ne s’était pas écoulé d’une seule minute depuis le Charme.

Alzheimer nous avait accordé une trêve.

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Pub pour Plastifeutre où Robert travaillait